V
LA NUIT EN PLEIN MIDI

Bolitho arpentait lentement le beau balcon de poupe de l’Argonaute. Il avait défait sa cravate et déboutonné sa chemise jusqu’à la ceinture. On pouvait bien être en octobre, l’air n’en était pas moins chaud et une brise de demoiselle peinait à gonfler les voiles.

Il appréciait énormément ce balcon, luxe auquel les vaisseaux de construction anglaise ne l’avaient pas habitué. Derrière les hautes fenêtres de sa chambre de jour et plus haut, sur le château, c’était le vaisseau, et toute la masse de responsabilités que cela représentait. Ici, sur cet étroit balcon, il était tranquille, nul ne pouvait l’observer, essayer de deviner ses inquiétudes ou ses certitudes. Les bruits eux-mêmes y étaient plus étouffés qu’ailleurs, masqués par le brouhaha de l’eau sous le tableau, les craquements de la tête de safran que les timoniers maniaient pour garder le cap.

Un bruit dominait tout, pourtant : le battement de métronome d’un tambour, un silence lourd puis enfin le claquement du fouet sur un dos nu.

Une inscription de plus dans le registre des punitions, peu ou pas de réactions parmi les hommes d’équipage. Discipline discipline, et d’ailleurs plus clémente que celle qui régnait dans l’entrepont quand un matelot volait l’un de ses camarades.

Spatch !

Bolitho songea à la jeune fille. Il se demandait pourquoi il n’en avait pas parlé à Adam lorsque la Luciole avait rallié l’escadre qui taillait péniblement sa route. Il était resté tout juste le temps nécessaire pour remettre ses dépêches et ramasser le courrier pour l’Angleterre. Car la Luciole rentrait au pays, seul lien de Nelson avec la lointaine Amirauté.

Adam lui avait dit avec du regret dans la voix :

— Je passe en coup de vent, mon oncle.

Son regard s’était pourtant éclairé lorsque Bolitho lui avait confié une lettre pour Belinda.

— Mais je serai bientôt de retour, avec un peu de chance.

Bolitho gagna l’extrémité du balcon et posa sa main sur l’épaule dorée d’une sirène grandeur nature, identique à celle qui se trouvait de l’autre bord. Enfin, presque identique. Celle-ci s’était fait décapiter par un boulet de l’Achate au cours de cette meurtrière journée de mai. Adam et Hallowes, qui commandait à présent le Suprême, avaient pris ce vaisseau d’abordage avec une poignée d’hommes. Tous savaient que c’était là leur dernière chance et qu’ils en avaient très peu de s’en sortir vivants. Adam lui avait parlé de cette sirène à laquelle il s’était accroché avant de bondir pour l’assaut final.

Le vieux sculpteur de Plymouth qui lui avait façonné une tête toute neuve devait avoir le sens de l’humour, songea-t-il : il avait agrémenté la sirène d’un sourire sardonique, comme si elle savourait quelque secret.

Bolitho avait demandé à son neveu de lui faire part de ses impressions sur Nelson. Adam avait réfléchi une seconde.

— Il n’est pas du tout conforme à ce à quoi je m’attendais. Il est très agité, son bras semble le faire souffrir. Et bien que je sois plus grand que Sa Seigneurie, elle m’a donné le sentiment de remplir toute la chambre. J’ai du mal à l’expliquer. Le dégoût que lui inspire l’autorité est étonnant. Quelqu’un a prononcé le nom de l’amiral Sheaffe, et Nelson a éclaté de rire. Il a rétorqué que les océans de Sheaffe étaient faits de paperasses et de belles idées, qu’il avait oublié que ce sont les hommes qui remportent les guerres.

— Il vous a plu, malgré son franc-parler en présence d’un subalterne ?

Adam avait hésité :

— Je n’en suis pas sûr, mon oncle. Au début, je l’ai trouvé assez léger, pour ne pas dire creux. Et puis j’ai été frappé aussitôt par sa totale maîtrise de la guerre qui se déroule ici – un sourire timide, puis : À présent, je sais bien que je le suivrais en enfer s’il m’en priait. Mais ne me demandez pas pourquoi, c’est juste un sentiment irrépressible.

Tout le monde réagissait de cette façon. La plupart de ses supérieurs le détestaient, ceux qui se trouvaient placés sous ses ordres l’adoraient, alors que la plupart d’entre eux ne l’avaient jamais vu de leur vie. Bolitho aurait bien aimé assister à cette rencontre.

Adam avait enfin ajouté :

— Il m’a demandé de vos nouvelles, mon oncle, et m’a prié de vous transmettre tous ses vœux de prospérité.

À présent, la Luciole était repartie, et faisait force de voiles pour Gibraltar d’abord, puis pour Spithead.

Bolitho imaginait sans aucune peine Portsmouth dans l’état où il l’avait quitté : un endroit froid et humide, mais qui représentait tant de choses pour lui.

Il recommença à arpenter le balcon. Nelson ne lui avait pas laissé la moindre incertitude sur les aiguades possibles pour ses bâtiments : la Sardaigne et un petit groupe d’îles dans l’est des bouches de Bonifacio. On les appelait les îles de la Madalena, et elles se trouvaient à moins fie deux cents milles de Toulon. On pouvait faire confiance à « notre Nel » pour avoir déniché un endroit pareil. Et après, allez vous demander pourquoi il pouvait se permettre de faire des pieds de nez à des gens comme Sheaffe. En tout cas, tant que le sort lui était favorable.

Les sifflets lançaient leurs trilles, comme des chants d’oiseaux dans le lointain. Sans rien voir, Bolitho devina qu’on faisait rompre l’équipage. On détachait le puni, on dessaisissait le caillebotis, on essardait à grande eau. Justice avait été faite.

Bolitho réfléchissait à la ligne qui lui avait été indiquée. Il en souriait intérieurement. Un commandant reçoit des ordres, un amiral doit trouver tout seul la solution.

On avait attribué à son escadre un secteur de deux cents milles dans l’ouest de Toulon et des forces de blocus qui tenaient la mer jusqu’à la frontière espagnole. Il était certes possible que, si les Français tentaient de passer en force, ils fissent une nouvelle tentative en direction du Nil et de l’Egypte. À leur premier essai, ils avaient manqué de très peu leur affaire. S’ils réussissaient, cette fois, Bonaparte s’intéresserait aux Indes. Autant lui ouvrir une inépuisable malle au trésor, sans parler de l’avantage tactique. Bolitho jugeait également probable que la flotte française tenterait de franchir Gibraltar pour gagner le golfe de Gascogne et doubler les forces des escadres qui s’y trouvaient déjà.

S’il comprenait bien les intentions de Nelson, et quoi qu’Adam pût en penser, ledit Nelson avait décidé de s’attribuer, en matière de combat, la part du lion.

Avec une moitié de ses bâtiments en moins, la mer paraissait vide. Il avait envoyé en éclaireurs, et pour assurer les liaisons, Inch et sa Dépêche, ainsi que la frégate de Lapish, l’Icare, voile tantôt molles, tantôt gonflées, la faible brise aidant, suivait. Ses sabords étaient ouverts : le commandant Houston, avec sa tête d’enterrement, entraînait son équipage. Le cotre ressemblait à l’aileron blanc d’un requin, loin au vent, et Le Rapide, qui menait toutes ses grosses conserves comme on conduit un troupeau, était invisible sauf pour la vigie dans la mâture.

Loin à tribord, l’horizon était rouge sombre. La Corse. Il se pencha sur la lisse pour regarder l’eau qui bouillonnait autour du safran. Avec ce vent de misère, ils allaient mettre plus de temps qu’il n’avait espéré pour trouver un mouillage et une aiguade. Mais la proximité de la terre allait faire rêver les marins et les fusiliers.

Une porte s’ouvrit sur le balcon, et Allday dit comme en s’excusant :

— Le commandant Keen vous présente ses respects, amiral, Le Rapide a aperçu une voile dans l’est. La vigie dit qu’elle est tout juste visible.

— Je vais attendre ici, répondit Bolitho avec un signe de tête.

C’était étrange, il n’avait rien entendu du tout. Comme son fauteuil tout neuf, le balcon était un endroit privé, intime. Il fit la grimace à son reflet dans la vitre : l’outrage des ans…

Keen arriva quelques minutes plus tard.

— Une goélette, amiral, génoise d’après Mr. Paget… Il a grimpé dans la mâture avec une lunette.

Bolitho traversa sa chambre pour aller consulter la carte.

— Tant qu’elle n’est pas espagnole… Les Espagnols ne sont peut-être pas en guerre – pas officiellement du moins –, mais ils restent nos ennemis et s’empresseront de raconter aux Français tout ce qu’ils pourront apprendre sur nous.

— C’est sans doute un caboteur, suggéra Keen. J’aimerais bien aller faire un tour à son bord lorsque nous l’aurons rejoint.

Bolitho songeait au commandant du Rapide, Quarrell. Bon officier, certes, mais qui manquait d’expérience, tout comme Lapish.

— Oui, allez-y. Ce bâtiment sait peut-être quelque chose – et, brusquement : Nous tâtonnons dans l’obscurité, ajouta-t-il. Je me demande ce qu’il peut bien fabriquer.

Keen l’observait. Bolitho citait rarement le nom de Jobert, mais ne cessait jamais d’y penser.

— Ces îles, reprit Bolitho, n’offrent pas beaucoup de cachettes. Gardez une bonne vigie tant que nous ne serons pas en sûreté – il donna un coup de ses pointes sèches sur la carte. Et sur cette colline, pour commencer. Un homme entraîné peut observer des milles à la ronde.

Keen se tut, attendant la suite. Bolitho se frottait le menton.

— J’aimerais aller y voir par moi-même. Dès que vous aurez inspecté cette goélette, signalez au Suprême de s’approcher de l’amiral. Je vais embarquer à son bord et vous précéder là-bas – et, devinant que cette perspective mettait Keen mal à l’aise : Ne vous inquiétez pas, Val, le rassura-t-il, je n’ai pas envie de redevenir prisonnier de guerre une fois de mieux.

Keen aurait dû être habitué aux méthodes peu orthodoxes de Bolitho, mais il semblait toujours sortir un nouveau tour de sa manche. Les hommes du cotre allaient sûrement sauter en l’air en voyant leur amiral prendre passage à leur bord.

Bolitho tira sur sa chemise qui lui collait à la peau.

— Comment va-t-elle, Val ?

— Bien, amiral. Si seulement je trouvais le moyen de la rassurer… – il haussa les épaules, découragé. Nous ne savons même pas nous-mêmes…

Quelqu’un gratta à la porte et, après une seconde d’hésitation, l’aspirant Sheaffe apparut dans l’entrebâillement.

— Mr. Paget vous présente ses respects, commandant. La goélette met en panne.

— Nous l’aurons rejointe avant le crépuscule, dit Bolitho. Il ne faut surtout pas la perdre.

Keen réussit à sourire en dépit de ses pensées moroses. En réalité, Bolitho voulait dire que, lorsqu’il avait décidé quelque chose, il ne traînait pas.

Bolitho surprit Sheaffe qui n’en perdait pas une miette : il faisait peut-être la comparaison entre eux. Que dirait-il s’il savait de quelle manière Nelson traitait son père ? Par certains côtés, le fils ressemblait au père. Keen s’était laissé dire qu’il n’avait pas d’amis et évitait tout contact. Ce qui n’est pas chose facile à bord d’un vaisseau surpeuplé.

— Mr. Sheaffe m’accompagnera, annonça Bolitho. Cela lui sera une expérience utile.

— Merci, sir Richard.

Ou bien Sheaffe se moquait de ce qu’on lui disait de faire ou bien il avait écouté derrière la portière de toile.

Allday protesta vivement lorsque les deux autres furent partis :

— Vous ne pouvez pas partir sans moi, amiral.

— Ne faites pas votre vieille toupie, Allday ! – il lui sourit. Il est possible que je descende à terre, et je ne vais pas m’amuser à fiche en l’air tous les bons soins du chirurgien en vous traînant en haut de la montagne – et, voyant qu’Allday gardait son air buté : En outre, ajouta-t-il, je pense que… euh… mon second maître d’hôtel pourrait profiter de l’aubaine, non ?

Allday ne semblait guère convaincu, même s’il semblait approuver.

— Si c’est ce que vous dites, amiral…

Bolitho ne s’était pas trompé en prévoyant le temps qu’il leur faudrait. Le crépuscule était presque tombé lorsque la goélette à bout de bord mit en panne sous leur vent. Keen revint presque bredouille.

— Le patron dit qu’il a aperçu une frégate voici quatre jours, amiral, c’était peut-être un français. Mais il n’a pas traîné là pour essayer d’en savoir plus. Il est en route pour Lisbonne.

— C’est vrai ?

Décidément, les bâtiments de guerre n’étaient pas les seuls à chercher des ennuis.

Cela dit, toute frégate isolée devait être considérée comme ennemie. Nelson n’en possédait que deux, la troisième et dernière était le Barracuda. Un espagnol alors ? Peu probable : les Espagnols ne se seraient pas amusés à se promener isolés dans ces eaux passablement disputées. Il pointa la position sur la carte que Keen avait ramassée à bord du bâtiment marchand. Cette frégate sortait-elle de Toulon ? Ou essayait-elle d’y entrer ?

Il finit par se décider :

— Je vais embarquer à bord du Suprême avant que la nuit tombe. Voulez-vous faire le nécessaire, Val ?

Keen était parfaitement capable de se débrouiller sans lui, et Inch était de taille à prendre la responsabilité de l’escadre s’il arrivait quoi que ce fût.

Il entendit le chant des sifflets et des poulies qui claquaient du côté du chantier.

Il était désolé pour Allday, mais rien ne justifiait qu’on abusât de ses forces. Son horrible blessure était certes cicatrisée, mais elle était toujours là.

Il attendit Ozzard, qui arriva avec son manteau de mer et son vieux chapeau au galon terni.

Au fond de lui-même, Bolitho savait bien qu’il avait besoin d’être seul, loin de tous ceux en qui il avait toute confiance, qu’il aimait presque.

— Canot le long du bord, sir Richard.

Il jeta un dernier regard autour de sa chambre. On aurait dit qu’elle l’observait. Peut-être attendait-elle le retour de son premier propriétaire ?

Bolitho laissa Allday fixer le vieux sabre à son ceinturon.

Il n’y a aucune chance que cela se produise, songea-t-il. Puis il fit jouer la lame dans son fourreau en se remémorant ce qui s’était passé. Il finit par laisser échapper à voix haute :

— Non, c’est moi qui le verrai mourir.

La garde s’était rassemblée à la coupée. Bolitho prit Keen à part et lui dit d’une voix calme :

— Nous nous retrouverons au point de rendez-vous convenu – et, levant les yeux pour observer le ciel : Nous allons avoir un bon coup de chien, constata-t-il ; assurez-vous que l’Icare reste à proximité.

Keen ouvrit la bouche pour répondre, puis se ravisa. La brise gonflait à peine les huniers arisés contre les haubans, alors que le bâtiment était en panne. Et, mis à part quelques nuages, le ciel n’avait pas changé.

Le vieux Fallowfield, leur maître pilote, était présent. Il alla rejoindre son timonier. Même un homme comme lui était impressionné. Il se tourna vers un aspirant qui, bouche bée, regardait son amiral et grommela :

— Faudra attendre encore un bout de temps avant que vous soyez capable de sentir le temps comme ça, monsieur Penton, mais je crains malheureusement que vous n’appreniez jamais quoi que ce soit !

Keen salua Bolitho.

— Bien, amiral. Je vous enverrai Le Rapide en cas de besoin.

Bolitho leva la tête vers sa marque.

— Sans moi, Val, ce bâtiment serait le vôtre. Aussi, prenez mes appartements en mon absence. Ils vous revenaient de droit.

Il assura sa coiffure et passa la coupée dans le concert de sifflets des boscos.

Il était bon que Keen pût profiter d’un peu de liberté. Ce qu’il en ferait, c’était son affaire.

 

Comme les premières lueurs naissaient du côté de l’île la plus proche, Bolitho remonta le pont du cotre qui gîtait fortement. Le vent faisait claquer sa chemise sur sa peau. Difficile de trouver un endroit où l’on pût se tenir à peu près droit. Le pont du Suprême donnait l’impression d’être rempli de silhouettes et de drisses qui serpentaient partout. Ce cotre à hunier ne mesurait guère que soixante-dix pieds, mais son équipage ne comptait pas moins de soixante hommes. Bolitho avait servi à bord d’un bâtiment de ce type lorsqu’il était aspirant. Il était commandé par son frère, Hugh. Mais il avait pourtant peine à croire qu’autant d’hommes pussent trouver leur place sous le pont du Suprême, y dormir, s’y nourrir.

Le coup de vent annoncé par Bolitho leur était arrivé dessus dès la tombée de la nuit, et il ressentit de l’inquiétude pour les vaisseaux de haut bord qu’il avait laissés derrière lui. Le Suprême, quant à lui, volait littéralement vent arrière. Son énorme grand-voile bômée, son foc et sa misaine étaient gonflés à bloc sous la pression du vent et il donnait l’impression de bondir sur les vagues.

Toutes proportions gardées, un cotre bénéficiait d’une surface de voilure et d’une agilité supérieures à celles de n’importe quel autre bâtiment de guerre. Il était capable de remonté jusqu’à cinq quarts du vent.

Il entendit Hallowes qui criait quelque chose à son second, un homme qui apparemment aurait eu l’âge d’être son père et qui avait sans doute cet âge-là. L’enseigne de vaisseau Okes était sorti du rang et avait fini par devenir officier marinier. Hallowes avait amplement démontré ses capacités et fait preuve de courage lorsqu’ils s’étaient emparés de l’Argonaute. Mais Le Suprême exigeait des talents de manœuvrier que l’on n’acquiert qu’avec l’expérience.

Le vent qui forçait, la mer qui grossissait avaient gardé l’équipage occupé et les hommes étaient trop affairés pour se soucier de la présence de leur amiral. Mais voilà que la brise adonnait, et la coque robuste du Suprême pénétrait dans des eaux plus abritées. Quelques hommes firent une pause pour le voir de plus près. Avec ses cheveux plaqués par les embruns, sa chemise froissée et largement ouverte, Bolitho ne donnait pas spécialement l’image d’un officier général tel qu’on se le figure habituellement.

Il regardait ceux qui s’affairaient un peu plus loin, derrière l’aspirant Sheaffe désespérément accroché à un pataras. Il était tout pâle, verdâtre même, et avait vomi à plusieurs reprises. Le lieutenant de vaisseau Stayt était en bas, pas malade pour un sou, mais assez las de n’être qu’un passager et de toujours se retrouver dans les pattes de quelqu’un.

Hallowes s’approcha de Bolitho.

— Avec votre permission, je vais tourner la pointe et me rapprocher de terre, amiral !

Il était obligé de hurler pour se faire entendre dans le fracas des voiles et du gréement. Il semblait tout jeune et savourait visiblement sa liberté, malgré la présence de Bolitho. Deux hommes de sonde s’étaient déjà rendus à l’avant et lovaient leurs lignes. La carte n’était pas fameuse, mais laissait supposer la présence de hauts-fonds et de têtes de roche. Pourtant, à l’œil nu, on ne voyait rien sous la surface d’un gris-bleu clair, et la mer semblait étonnamment accueillante.

Bolitho prit une lunette et attendit que Le Suprême se fût stabilisé à son nouveau cap avant de la pointer sur la terre. Une côte sombre, d’un vert luxuriant, qui devenait pourpre dans les lointains. C’était sans doute la montagne qui figurait sur la carte. Il se fit la réflexion qu’elle ressemblait davantage à une haute colline chauve en la voyant danser dans la lentille tachetée.

Bolitho s’effaça pour laisser passer des marins qui se précipitaient dans le fouillis de drisses et de poulies, insensibles à tout ce qui n’était pas les ordres du bosco.

La longue bôme, qui dépassait largement le tableau arrière, commença à pivoter au-dessus des hommes de barre avant de s’établir à l’autre amure. Les embruns jaillissaient sur le pont, et Bolitho s’essuya le visage d’un revers de manche. Il se sentait bien et en oublia momentanément les soucis de la terre comme ceux du vaisseau amiral.

Il jeta un coup d’œil à l’armement du Suprême : douze petites pièces et deux pierriers. Il y avait tout de même là du répondant, sauf en combat singulier.

La pointe disparut derrière un rideau d’embruns. Hallowes vit qu’Okes s’était tourné vers lui et cria :

— Tout le monde sur le pont ! À réduire la toile ! Les sondeurs dans les bossoirs, et vivement !

Il attendit que tout le monde se fût un peu éloigné puis demanda :

— Avez-vous l’intention de débarquer ici, sir Richard ?

Bolitho réprima un sourire : Hallowes n’arrivait toujours pas à croire qu’il pût avoir envie d’aller à terre quand d’autres se seraient contentés de faire ce qu’ils avaient à faire.

— Pendant que vos hommes feront de l’eau, je grimperai au sommet de la colline avec une lunette.

Cela faisait une bonne trotte, et la pente était rude. Mais, maintenant qu’il l’avait dit à Hallowes, il se sentait mieux. Il en avait besoin pour éviter de perdre la face. Il valait mieux qu’Allday fût resté à bord du bâtiment amiral : il se passerait encore du temps avant qu’il eût recouvré assez de force, songea-t-il tristement. Si cela arrivait un jour… Il aperçut Bankart qui attendait au pied du grand et unique mât, avec sa vareuse bleue : que pensait-il réellement de son père ?

— Regardez, amiral.

Hallowes, penché sur le pavois, lui montrait quelque chose à la surface, le long du bord.

Lorsque la lame d’étrave s’effaça un peu, Bolitho aperçut le fond qui montait et redescendait sous la quille, comme s’il respirait. Des dizaines, non, des milliers de poissons détalaient dans tous les sens et, de temps en temps, un rocher pointait, menaçant, sur le fond de sable clair.

— Et cinq brasses !

La mélopée de l’homme de sonde avait quelque chose de rassurant. Les embarcations, un canot et une chaloupe, étaient déjà prêtes à passer par-dessus bord. Hallowes était bien inspiré de refaire le plein d’eau avant d’aller rejoindre l’escadre.

Il entendit Sheaffe pousser un grand soupir de soulagement : le plus dur était passé.

— Bel atterrissage, n’est-ce pas, monsieur Sheaffe ?

L’aspirant assura son baudrier puis son poignard et répondit :

— Oui, amiral. Descendrai-je à terre avec vous ?

— Cela nous fera du bien à tous les deux, lui dit Bolitho en souriant.

Stayt arriva sur le pont. Contrairement à Bolitho, il portait vareuse et chapeau. Son joli pistolet était certainement à portée de main.

— Parés à venir dans le vent ! Aux postes de manœuvre !

Les pieds nus martelaient le pont détrempé ; on ramassa grossièrement les voiles, et l’ancre plongea enfin dans les eaux claires.

Hallowes avait croisé les mains dans son dos : Bolitho put voir ses doigts tout crispés. Il était tendu, mais ce n’était pas grave.

— Canots à la mer !

— Je vais envoyer un bon guetteur sur cette crête, amiral, fit Hallowes. Avec une lunette, il verra tout ce qui se passe jusqu’à la pointe, si j’en crois la carte… et si j’en crois Mr. Okes, naturellement, compléta-t-il en souriant presque sans s’en rendre compte.

Stayt appela Bankart d’un signe :

— Le canot !

Il parlait d’un ton sec, et Bolitho savait que, si Allday avait été là, il aurait aussi sèchement réagi. Mais il fallait bien que Bankart apprît son métier.

Bolitho laissa ses compagnons descendre et se caser au milieu des nageurs. L’enseigne de vaisseau Okes avait pris la chaloupe, et sa face tannée faisait de lui comme la vieille figure de proue de l’embarcation. La marine aurait eu bien besoin de beaucoup d’Okes, par les temps qui couraient.

Sheaffe et Stayt se serrèrent dans la chambre à côté de lui et l’unique aspirant du Suprême, un garçon constellé de taches de rousseur du nom de Duncannon, ordonna de sa voix aiguë :

— Avant partout !

Bolitho coinça son sabre entre ses genoux et commença à rêvasser à la Cornouailles, du temps où son frère et lui-même, quelquefois accompagnés de leurs sœurs, jouaient dans les anses et les grottes près de Falmouth. Il soupira : cela lui paraissait si loin !

Comment Belinda allait-elle réagir à sa lettre ? Il essaya de ne pas s’appesantir là-dessus, de libérer son esprit de toutes ses préoccupations personnelles.

Sheaffe annonça :

— La chaloupe a touché terre, amiral.

Bolitho aperçut Okes qui avançait prudemment entre les rochers. Ses jambes soulignées de blanc par les guêtres faisaient comme des gourdes retournées tête en bas. Un solide marin aux épaules carrées s’était déjà détaché du groupe. Il était à demi nu, coiffé d’un chapeau à large bord et ne portait qu’un pantalon en loques. C’était l’un des meilleurs éléments de Hallowes, et il avait le teint sombre des indigènes. Une lunette passée négligemment sous le bras, il se dirigeait vers les arbres et la colline qui s’élevait par-delà.

Le canot vint s’échouer. Bolitho enjamba le plat-bord et prit pied sur le sable ferme tandis que les marins déhalaient l’embarcation un peu plus haut sur la plage.

Les arbres avaient presque l’air d’essences tropicales, et leurs cimes drues s’agitaient doucement dans la brume, comme si elles dansaient.

L’armement de la chaloupe avait déjà repris le chemin du cotre pour aller embarquer des tonneaux supplémentaires.

Bolitho s’effleura le front, comme pour mesurer l’effet que tout cela lui faisait : il sentit immédiatement sous la mèche rebelle la profonde cicatrice, cette blessure dont il avait manqué périr. Cela se passait aussi lors d’une escale pour faire de l’eau. Cette pensée le mettait toujours mal à son aise.

Chose étrange, cette mèche se teintait maintenant de gris, alors que toute sa chevelure était restée d’un noir profond. De quoi s’agissait-il ? Etait-ce blessure d’amour-propre ou inquiétude – celle de la différence d’âge qu’il accusait avec Belinda ?

Deux marins armés de couteaux et de mousquets prirent l’arrière-garde du petit groupe tandis que, Bolitho en tête, ils commençaient à escalader la première pente. Dès que l’on pénétrait dans les broussailles et les fougères qui pendaient par-dessus, l’atmosphère devenait humide et torride. Pas un chant d’oiseau, pas un cri d’alarme. Cela vous plongeait presque dans un état de somnolence.

— On mettrait facilement deux escadres à l’abri dans ces parages, amiral, nota Stayt – il avait déjà le souffle court, ce qui ne laissait pas de surprendre chez quelqu’un d’aussi jeune. Nelson avait raison.

Fallait-il chercher autre chose par-derrière cette remarque ingénue ? Stayt sous-entendait-il que, si Nelson n’avait pas suggéré de faire relâche en Sardaigne, personne d’autre n’y aurait pensé ?

Ils n’eurent pas à attendre très longtemps pour découvrir un petit ruisseau qui scintillait sous une cascade chantante. Okes était déjà sur les lieux, on l’entendait qui criait pour faire dégager à la hache une trouée par où faire passer les tonneaux que l’on devait charger sur les embarcations à l’aide de traîneaux de fortune.

Lorsqu’ils émergèrent dans une lumière éblouissante, Bolitho se retourna et dut se protéger les yeux pour observer le cotre à l’ancre. On eût dit un joli jouet, avec ses grandes voiles repliées comme des ailes. Levant un peu sa longue-vue, Bolitho aperçut le marin, dos nu, qui s’installait sur la colline voisine. Il avait calé sa grande lunette sur quelques pierres. De là où il était, il balayait toute la côte.

Bolitho avait la chemise qui lui collait à la peau. Il dégoulinait, mais ressentait une grande exaltation. Il s’imagina nageant dans ces eaux claires qui lui tendaient les bras.

Il songea à Keen. Avait-il revu la jeune fille en tête à tête ? Bolitho lui faisait grande confiance, mais il était encore plus important que les autres en fussent convaincus.

Même si l’ascension jusqu’au sommet leur avait pris plus de temps qu’il ne l’avait imaginé, Bolitho était secrètement content d’avoir réussi à l’accomplir. Ses compagnons semblaient épuisés, ils dégoulinaient de sueur. Seul Bankart était frais et dispos. Comme Allday en pareilles circonstances. Cette pensée le heurta comme le rostre d’un espadon.

Il laissa son regard revenir au cotre. Le pont grouillait de silhouettes minuscules, les embarcations faisaient des va-et-vient incessants avec la terre, telles des araignées d’eau.

Il fit pivoter sa lunette jusqu’au guetteur et surprit un éclat de lumière sur l’instrument de l’homme. Avec beaucoup d’ingéniosité, il s’était fait, au moyen de quelques branches qu’il avait mises derrière son dos, une protection contre le soleil qui montait et, pour se ménager un petit supplément d’ombre, il avait posé son chapeau sur la lunette.

On se sentait bien. Bolitho aurait aimé être seul, mais Stayt aurait protesté s’il le lui avait suggéré. Il s’assit sur le sol surchauffé et déplia sa petite carte. Où était Jobert à cette heure ? Qu’avait en tête, globalement, la flotte française ?

Il entendait les hommes qui prenaient un peu de repos, le tintement des gourdes qui passaient de main en main. Que n’eût-il pas donné pour un peu de ce vin du Rhin d’Ozzard, ce vin qu’il s’arrangeait pour conserver au frais dans la cale ?

Bolitho passa la main sous sa chemise et s’effleura la peau. Il n’avait que trop peu d’efforts à faire pour l’imaginer dans ses bras, qui posait ses mains sur lui, lui murmurait quelques mots à l’oreille, se cambrait de plaisir lorsqu’il entrait en elle. Pris d’un soudain désespoir, il replia sa carte. À qui pensait-il réellement ?

— Regardez les oiseaux ! fit soudain Stayt. Il y en a des quantités !

Des nuées de mouettes tournaient et piquaient, comme liées par des fils invisibles. Il y en avait peut-être bien mille. Lorsqu’elles plongèrent en dépassant Le Suprême, Bolitho aperçut dans l’eau des objets qui jaillissaient dans tous les sens et se souvint soudain des poissons qu’il avait déjà remarqués. Les mouettes avaient attaque avec une précision étonnante. En dépit de la distance, Bolitho les entendit piailler et déchirer l’air de leurs cris perçants lorsqu’elles fondirent sur leurs proies.

Toute activité avait cessé sur le pont, les hommes étant trop occupés à admirer les mouettes qui remontaient l’une après l’autre avec des battements d’ailes frénétiques, un poisson argenté dans le bec.

— Nous avons un fameux guetteur, amiral, commenta Stayt. Il n’a pas bougé d’un iota et continue à veiller dans la bonne direction, même avec ce spectacle. Je n’ai encore jamais vu des oiseaux se comporter…

— Le guetteur !… fit brusquement Bolitho.

Et d’empoigner sa longue-vue, qu’il ouvrit d’un coup sec. Il balaya l’eau qui scintillait et les oiseaux qui fusaient en tous sens ; ses yeux le piquaient – la sueur. Pour quelque obscure raison, sa vieille blessure lui élançait. Mais qu’avait-il donc ?

Il se détendit lentement. Le veilleur tout bronzé était toujours à son poste. Il ordonna :

— Tirez donc un coup de feu dans les rochers, sous la crête. Cet âne s’est endormi.

Stayt, l’air renfrogné, fit un geste irrité à l’un des marins :

— Avez-vous entendu ?

— Oui monsieur, répondit l’homme dans un grand sourire. Je vais vous le réveiller, ce mathurin, c’est moi qui vous le dis.

Il mit genou en terre et épaula son mousquet. Tant pis pour l’alarme qu’allait donner le coup dans l’équipage du cotre, un guetteur endormi constituait un trop grand péril.

La détonation fit s’égailler les oiseaux. Çà et là, des poissons retombaient à la mer.

Bolitho referma sa longue-vue et se releva. Ses traits restaient impassibles, mais son cœur battait à tout rompre : le guetteur n’avait pas bronché, son instrument était toujours aussi immobile.

— Cet homme ne dort pas du tout, fit-il d’une voix qu’il s’efforçait de garder neutre. J’ai bien peur que nous ne soyons en danger.

Il les sentit qui se raidissaient tous ; leurs regards ne cessaient d’aller et venir entre lui et la fumée du mousquet qui se dissipait.

— Ici, amiral ! s’exclama Stayt.

Il semblait tout éberlué.

— Monsieur Sheaffe, cria Bolitho, vous êtes le plus jeune, courez à la plage et prévenez le commandant Hallowes.

L’aspirant fixait la bouche de l’amiral, ses lèvres qui formaient des paroles, comme s’il n’arrivait pas à croire ce qui se passait.

— Et vous, Bankart, descendez avec lui – un sourire forcé, puis : Et courez aussi vite que vous pourrez !

Et, aux deux hommes qui dévalaient gauchement la colline pour gagner la partie boisée, il lança :

— Vérifiez vos armes !

Il se maudit de ne pas avoir pris de pistolet. Il inspecta soigneusement les fougères qui se balançaient. Qui se méfierait du danger dans un endroit pareil ?

Il entama la descente d’un pas décidé, tendant l’oreille dans toutes les directions. Mais seul le bruissement des arbres se faisait entendre, comme pour se moquer de lui. On eût dit qu’une armée s’avançait dissimulée.

Ils atteignirent enfin les arbres et Bolitho annonça :

— Nous allons faire le tour de la colline.

Mais Stayt, il s’en aperçut, n’en croyait pas ses yeux : deux marins en armes avaient soudain surgi de dessous les arbres.

— Ils ont dû nous voir après le coup de mousquet, continua Bolitho. Ils vont croire que nous suivons les autres.

— Ils qui ? amiral, siffla Stayt entre ses dents.

Bolitho sortit son sabre et l’empoigna d’une main ferme. Combien de fois avait-il fait ce geste ? C’est alors qu’il sembla se rendre compte de la question de Stayt :

— Des Français, sans doute.

Ces gens-là semblaient deviner tout ce qu’ils faisaient, où ils se rendaient, l’activité des bâtiments. Il était fort peu probable que quiconque sût qu’il était passé à bord du cotre, mais Le Suprême n’échappait pas au lot commun et se retrouver au vent d’une côte était ce qui avait manqué perdre le Barracuda.

Stayt avait lui aussi dégainé son sabre et ils s’avancèrent ensemble à flanc de colline en évitant les zones trop éclairées, tout ce qui aurait pu les trahir. Il se demanda si Sheaffe avait déjà rallié la plage. Peu probable, même en courant à perdre haleine.

Il serra les dents pour ne pas montrer son désespoir. Mais pourquoi n’y ai-je pas pensé ? J’aurais dû comprendre que c’était exactement le genre de piège qu’imaginerait Jobert. Le secret était éventé à présent, le coup de mousquet s’en était chargé.

— Regardez !

Stayt se laissa tomber sur les genoux. Il montrait deux hommes qui prenaient tout leur temps, armes au fourreau, et qui descendaient tranquillement au milieu des arbres. Des marins, incontestablement. Ils s’approchaient, de sorte que Bolitho les entendit distinctement parler français.

Ils avaient dû quitter un gros détachement pour aller chercher en haut de la colline la lunette du guetteur. Bolitho revoyait précisément son homme, la lunette coincée sous le bras, un élément de valeur. Maintenant, quelqu’un d’autre la tenait, il y avait du sang séché sur l’instrument.

— Sus à eux !

Bolitho sauta par-dessus les buissons et se rua sur l’homme qui portait la lunette. Celui-ci le regarda fixement, essayant de sortir son coutelas. Mais il était empêtré avec l’instrument. Bolitho lui sabra le visage et, quand l’autre tomba sur le côté, il lui enfonça la lame sous l’aisselle. On n’entendit pas un cri. Son compagnon, tombé à genoux, implorait grâce. Le guetteur devait être apprécié de ses camarades, car l’un des marins brandit son mousquet et le lui écrasa sur la tête. Il relevait son mousquet, mais Stayt l’arrêta :

— Ça suffit, espèce d’imbécile, il ne bougera plus !

L’homme au mousquet s’empara de la lunette et suivit Bolitho dans la pente. S’ils n’avaient pas fait ce détour, ils seraient tombés dans une embuscade et l’alarme aurait été donnée avant qu’ils eussent atteint la plage.

Un canon fit retentir un coup sourd. Le Suprême avait enfin compris ce qui se passait et rappelait son monde.

Une fusillade éclata, et sur fond de cris de fureur on entendait cliqueter l’acier.

Bolitho se mit à courir, jaillit des derniers buissons et arriva sur la plage. Tout lui apparut en une seconde : le canot échoué, la chaloupe à mi-chemin entre le cotre au mouillage et la grève. Au bord de l’eau se tenait l’enseigne de vaisseau Okes, un pistolet dans chaque main. Il venait de tirer avec le premier et pointait le second sur une silhouette qui, en compagnie de quelques autres, s’efforçait de rejoindre en zigzaguant la poignée de marins qui l’attendaient. Bolitho eut le temps de noter qu’Okes restait impassible en dépit des hurlements, des balles de mousquets qui sifflaient çà et là. Il ressemblait davantage à un oiseleur qu’à un officier de marine. Le pistolet fit feu, l’homme qui courait se ficha dans le sable comme le soc d’une charrue, immobile.

Cela fit apparemment hésiter ses camarades, surtout lorsque Bolitho et ses trois compagnons leur tombèrent dessus. Stayt fit feu à deux reprises – son pistolet d’argent avait sans doute deux canons –, faisant mouche à tout coup.

— Grand merci, amiral, j’ai bien cru que ces salopards vous avaient eu, si vous me passez l’expression !

Bolitho aperçut Bankart près du canot, et Okes continua en rechargeant son pistolet :

— Sans ce garçon, nous nous serions fait surprendre en terrain découvert.

— Où est Mr. Sheaffe ? demanda Bolitho.

Okes fit un geste de la main qui tenait son second pistolet.

— Je croyais qu’il était avec vous, amiral.

— Où est l’aspirant ? demanda Bolitho en faisant un signe à Bankart.

— Il est tombé, amiral, répondit Bankart. Par là-bas. Il y avait un trou, il a dévalé une espèce de falaise.

Les autres embarquaient dans les canots ; ils n’avaient à déplorer pour toute perte que celle du guetteur. Quatre cadavres gisaient là, déjetés ; le sable avait déjà bu leur sang.

Stayt lança son sabre en l’air, puis le rattrapa par la lame avant de le laisser glisser au fourreau.

Joli coup : la lame était affûtée comme un rasoir, mais Bolitho n’avait guère la tête aux facéties.

— Nous ne pouvons l’abandonner ici.

— J’y vais, fit Stayt – et, avec un regard glacial à Bankart : Conduisez-moi à l’endroit, espèce d’idiot.

Ils gagnèrent le haut de la plage, et c’est alors qu’il aperçut Sheaffe qui marchait en vacillant en plein soleil. Il avait des blessures au visage, sa figure saignait, mais il ne souffrait de rien de grave, apparemment.

— Aux canots ! ordonna Bolitho – et, posant la main sur l’épaule de Sheaffe : Ça va ?

— Je suis tombé, répondit Sheaffe en se mordant la lèvre. Je me suis cogné dans deux ou trois souches. Ça m’a coupé le souffle, amiral – et, apercevant Bankart : Mais où étiez-vous donc ? demanda-t-il, les traits soudain pacifiés.

Bankart le regarda par en dessous :

— J’ai porté le message, comme on me l’avait ordonné.

Bolitho se dirigea vers le canot. Il y avait mieux à faire pour le moment et il était déjà heureux qu’ils fussent sains et saufs.

Il grimpa dans l’embarcation et examina Le Suprême : il virait déjà son câble, voiles battant en désordre. Hallowes se préparait à appareiller.

Bolitho se frotta le menton, insensible aux regards curieux que lui jetaient les hommes. Les Français avaient sans doute mis un détachement à terre pour observer ce qu’ils faisaient. Mais, sans ces mouettes, sans ce guetteur qui paraissait ne rien voir de ce qui se déroulait sous ses yeux, ils auraient pu se faire attaquer, les Français auraient eu tout le temps de débarquer davantage de monde. Où étaient-ils donc ?

Un nouveau coup de canon, tiré par l’un des quatre-livres du cotre. Stayt annonça d’une voix rauque :

— Ils ont levé l’ancre !

Hallowes, mouillé là où il l’était, avait vu ce que le guetteur lui aurait annoncé s’il avait été vivant pour le faire.

Comme un morceau de la pointe qui se serait détaché de la côte, Bolitho aperçut un vaisseau qui donnait du tour au cap, foc faseyant. Il serrait le vent au plus près pour parer les récifs.

C’était une frégate.

— Souquez plus fort, les gars ! cria Bolitho. De toutes vos forces !

Les hommes n’avaient pas besoin de se faire prier.

S’ils n’avaient pas compris que le guetteur était mort, cette frégate aurait mis le cap droit sur la baie et fait une bouchée du Suprême.

Le canot accosta enfin, les hommes grimpèrent vivement à bord et se jetèrent sur les manœuvres.

On abandonna les deux embarcations à la dérive. Bolitho aperçut Hallowes, tendu, inquiet. C’était bien dommage pour les deux canots, dont ils risquaient d’avoir besoin plus tard. Il s’accrocha à un hauban pour regarder la frégate qui établissait ses voiles à la nouvelle amure.

Quoi que pût faire Hallowes, il n’aurait jamais le temps de se dégager de la terre.

— Mettez vos hommes de sonde au travail, ordonna Bolitho. Monsieur Okes, connaissez-vous ces parages ?

Okes avait perdu sa coiffure dans la bagarre.

— Oui, amiral, pas trop mal.

Il se retourna ; les hommes de sonde commençaient à égrener leur chanson.

— Le français n’osera jamais nous suivre, ou il aura de gros soucis.

— J’en conviens.

Le commandant de la frégate n’allait pas tarder à comprendre qu’il avait perdu le bénéfice de la surprise. Il allait donc sans doute rompre et peut-être tenter une autre manœuvre à la tombée de la nuit, avec ses embarcations. Cela leur donnait une demi-journée. Bolitho fit un signe à Hallowes :

— Je vous suggère de jeter l’ancre.

Hallowes acquiesça, il était incapable de penser par lui-même. Okes fit :

— Le français vient de changer sa route un brin, amiral.

La frégate se trouvait à un mille environ, une autre pointe allait bientôt la cacher. Se dégager de terre allait prendre le plus gros de la journée à son commandant. Puis il lui faudrait revenir avant d’attaquer à sa convenance. Mais il voulait surtout réduire en bouillie sa maigre proie.

Bolitho vit les pièces projeter de longues flammes orangées, le déluge de fer rida la surface de la mer de traits de lumière.

Ce premier essai était assez médiocre. Le suivant fut couronné de plus de succès.

La mer se mit à bouillonner, s’éleva le long du bordé, Bolitho entendit les boulets percuter les œuvres vives, le cri terrible d’un homme touché par des éclis.

Hallowes contemplait le chaos, le gréement brisé, les voiles perforées, du sang s’écoulait déjà par les dalots bâbord.

— Mouillez, nom d’une pipe ! – Bolitho le prit par le bras, le secoua : C’est vous qui commandez ! Qu’est-ce que vous attendez ?

Deux boulets vinrent simultanément toucher le cotre. Le premier traça un sillon noir sur le pont et tua un homme de l’autre bord. Le second s’écrasa sur la poupe arrondie, fit voler en éclats des moques remplies de sable, des planches de pont.

Ils avaient l’impression de recevoir des coups de poing en pleine figure. Bolitho tomba sur le côté, étourdi par l’explosion. La douleur de sa vieille blessure se réveilla, irradiant dans tout le corps comme il s’effondrait. Des hommes pleuraient, le pont trembla lorsque des débris churent des hauts.

Il se saisit convulsivement le visage, sentit des gouttelettes de sang. Une voix qu’il ne reconnut pas criait :

— Par ici, amiral ! Je m’en vais vous aider !

— Mouillez immédiatement ! hurla Bolitho.

Sa voix était impressionnante, maintenant que le feu avait cessé.

Il enjamba vaille que vaille un corps inerte et essaya de se raccrocher à des cordages qui pendaient.

— Par ici, amiral.

La voix se tut soudain. Bolitho retira ses mains de son visage et regarda tout autour de lui.

Sauf qu’il n’y voyait rien du tout. Il était midi lorsque la frégate avait commencé à tirer, mais il se retrouvait dans la nuit, des mains le palpaient, il entendait des voix, la confusion était totale.

— Je suis ici, amiral.

C’était Stayt.

Bolitho se protégea les yeux, la souffrance augmentait.

— Je suis aveugle. 0 mon Dieu, je n’y vois rien !

Il avança la main à tâtons, finit par trouver le bras de Stayt.

— Emmenez-moi en bas. Il ne faut pas qu’ils me voient comme cela.

Il se mit à gémir, la douleur montait. Ah ! Pourquoi n’ai-je pas été tué !

 

Flamme au vent
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